Adan Jodorowsky à posté le texte suivant
sur son compte Facebook quelques jours avant l’anniversaire de son père
Alejandro ( au milieu de l'année 2015 ? ) :
Il y a quelques mois, j’ai écrit une lettre
à mon père. Puis une femme que je ne connais pas, émue, m’a proposé de la
traduire pour que les personnes qui parlent français puissent la lire. La
voici.
Traduction: Mélanie Skriabine
Lettre à mon père.
« Cher père, Alejandro. Toi qui as toujours
pensé qu’appeler « papa » son père était une erreur. Que « papa » et « maman »
sont les premiers mots qu’un bébé est capable de prononcer et que de continuer
de les appeler ainsi étant adulte signifie maintenir sa progéniture prisonnière
d’un statut d’enfant. Toi, qui m’as dit: « Je ne m’appelle pas Papa, mon nom
est Alejandro; je ne t’appelle pas Ada, dada ou adadá… »
J’écris cette lettre ouverte parce que je
veux que le monde sache que l’amour entre un père et son fils existe.
Je vois tant de cas de pères absents ou qui
n’acceptent pas leurs enfants tels qu’ils sont. C’est pour cela qu’aujourd’hui
je veux que tout le monde sache ce que peut être une vraie relation d’amour et
de respect.
J’espère que cela puisse être utile à cette
planète; que cela serve d’exemple pour qu’une transformation positive s’opère
en ce monde et que cessent de se créer les guerres qui ne sont que la
conséquence de la colère refoulée.
T’appeler Alejandro ne m’a rien enlevé.
Bien au contraire, je ne te voyais pas en tant que figure emblématique ou un
être supérieur, je te voyais en tant qu’allié. Un être plein de bonté. T’appeler
Alejandro est au monde la chose la plus tendre et merveilleuse qui soit. Et le
fait que je me sois senti différent des autres enfants, a fait naître en moi
une grande force.
Tu ne m’as jamais éduqué dans la peur, tu
ne m’as jamais frappé. Tu me parlais, m’expliquais tout et te préoccupais de
m’enseigner tes pensées, me laissant libre d’être celui que je devais être et
non celui que tu voulais que je sois. Te souviens-tu ? Tu avais pour habitude
de t’asseoir près de moi et de me lire des contes japonais pour m’initier à une
philosophie de vie.
Tu as formé mon esprit pour me préparer
comme un guerrier à recevoir les coups de la vie, à faire face aux discours
stupides et à l’imbécilité humaine. Mais tu m’as aussi appris à reconnaitre la
beauté dans la laideur. Je me souviens qu’un jour tu m’as dit « je vais
t’apprendre à penser ». Nous étions en Espagne, en vacances sur une île et
chaque matin tu me donnais des cours de réflexion. Chaque père devrait
enseigner à son enfant la réflexion. Les enfants ne sont évidement pas
stupides, ce que vous leur enseignez restera en eux à jamais. Grâce à ça, tu
m’as marqué pour toujours.
« Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que
l’univers ? Quel est notre but dans cet univers ? D’où viens-je ? Où vais-je ?
Suis-je un corps habité d’une âme ou une âme habitant un corps ? Ta vérité est
une vérité, pas la vérité…. »
Tu m’as appris à parler en tant que
personne délicate et consciente. Quand j’étais enfant, tu me parlais doucement
mais comme à un adulte, tu ne m’infantilisais pas en me parlant d’une voix de
dessin animé. Les parents ont l’habitude de parler à leurs enfants comme s’ils
étaient des poupées, mais toi, tu me parlais comme on parle à un être humain.
Puis, tu m’as montré comment communiquer avec autrui et au lieu de parler par
affirmation dans une conversation, j’ai appris à commencer mes phrases par: «
selon ce que je pense et je peux me tromper…. »
Dans un combat, au lieu d’accuser l’autre,
tu m’as appris à exprimer ce que je ressentais et ce qui était la cause de la discussion
en moi. Tu ne m’as jamais fait part de tes difficultés financières, pour que
l’argent ne représente pas un fardeau à mes yeux. Je vivais dans un paradis. Un
enfant doit voir la vie comme un paradis. Le contraire produit des êtres
angoissés, épouvantés à l’idée de devoir faire face à leur propre existence.
Lorsque j’étais en colère, au lieu de me la
faire contenir, tu m’as pris par la main pour m’amener dans le jardin et tu
m’as fait détruire une chaise en mille morceaux. Tu ne peux pas t’imaginer le
bonheur que m’a procuré le fait de mettre cette pauvre chaise en morceaux. Je
t’ai dit: « Mais si je la casse, nous n’aurons plus de chaise… » ce à quoi tu
as répondu que ce n’était pas important, que tu en achèterais une autre. Pour
toi, le matériel n’avait pas d’importance, aucune valeur. La seule valeur à tes
yeux était celle d’être humain.
Au lieu de réprimer ma créativité, tu m’as
acheté des pinceaux pour que je puisse peindre sur les murs de ma chambre. Rien
ne m’était interdit. Lorsque je faisais une erreur, nous en parlions et la
corrigions. Tu avais confiance en moi et dans mes propres limites, celles que
je m’étais fixé moi-même. Je pouvais tout demander et faire. J’étais un enfant
et nous parlions ouvertement de sexe, sans morale religieuse qui aurait pu nous
laisser penser que c’était quelque chose de fou. Quand quelqu’un faisait
l’amour dans la maison, le lendemain c’était la fête.
Quand je voulais un instrument, au lieu de
penser que c’était un caprice, tu m’achetais un piano, une trompette même si je
ne l’utilisais qu’un seul jour. Tu disais que tout était utile dans la vie. Et
c’est vrai, tout ce que j’ai demandé et que tu m’as donné dans mon enfance, m’a
aidé. Absolument tout. Tu n’as jamais fixé aucune limite à ma créativité.Tu
m’as appris comment méditer, tu m’as donné des livres.
Bien que ma mère et toi vous soyez séparés
quand j’avais 8 ans, tu ne m’en as jamais dit de mal. Tu n’as pas essayé de
détruire l’amour que je lui portais. Et tu as créé une relation d’amour entre
mes frères et moi, sans esprit de compétition, nous aimant chacun différemment.
Tu m’as appris à croire que tout est
possible dans la vie. Et comment ? Je vais te rappeler comment: un jour nous
étions dans les rues de Paris cherchant une paire de chaussures et jusqu’à ce
que je trouve la paire parfaite, nous n’allions pas laisser tomber. Nous sommes
rentrés dans quinze boutiques jusqu’à ce que je trouve ce que je voulais
vraiment. Merci père de mon coeur, grâce à ça, aujourd’hui, je ne laisse pas
tomber et ce jusqu’à ce que je sois totalement satisfait de ce que je crée. Tu
m’as aussi appris que lorsque quelque chose ne fonctionne pas, il est possible
d’emprunter d’autres chemins qui mènent à ce que l’on désire et souhaite
réaliser..
Quand je tombais dans la rue, tu me disais:
« Samourai! » pour qu’à chaque pas, mon regard sur le monde soit conscient. Le
Samourai ne se laisse jamais distraire. Je me sens vivant Alejandro, tellement
vivant. Je ne t’ai jamais vu abattu. Tu te rends compte ? Tu ne t’es jamais
plaint ou ne t’es laissé submergé par les difficultés de la vie. Tu ne m’as
jamais montré tes angoisses. Tu m’as appris à être heureux, à penser que la vie
est une fête. Tu m’as appris à ne pas me mettre à fumer quand les adolescents
le font. Tu m’as expliqué que j’étais un enfant confiant et que je n’avais pas
besoin d’une cigarette pour séduire, être adulte ou accepté des autres. Je me
suis senti fort, tellement fort. Tu m’as appris à m’aimer et à respecter mon
temple, mon corps.
Je te regardais écrire huit heures par
jour, toute ta vie dédiée à ton art.
Tu as trouvé l’amour réel à tes 75 ans. Tu
as rencontré ta femme, Pascale et c’est la plus belle histoire que j’ai jamais
vu de toute ma vie. Tu m’as permis de croire en l’union de deux âmes.
Maintenant j’ai foi en l’amour à tout âge.
Quelques fois tu me demandes: « Comment te
sens-tu mentalement, physiquement, sexuellement, émotionnellement ? » Tu
communiques avec tout mon être. Quand je viens chez toi, je m’assois face à toi
et tu me regardes, tu me parles de ta vie, demandes au sujet de la mienne et
nous essayons de faire en sorte que nos monologues soient égaux en temps pour
que nous puissions avoir une conversation équilibrée et que personne ne parle
plus que l’autre.
Tu t’inquiètes pour moi sans envahir mon
espace. Mais tu me dis toujours que tu m’aimes. Chaque parent devrait le dire à
son enfant.
Quand j’étais enfant et que tu devais
partir voyager, tu m’appelais tous les jours, même si ce n’étais que deux
minutes. C’était notre accord. Je ressentais ta présence. J’ai toujours
ressenti que je pouvais compter sur toi. Chaque fois que tu disais quelque
chose, tu le faisais. Et la chose la plus importante pour un enfant est qu’un
père tienne ses promesses. Une fois, je suis parti en classe verte avec l’école
et je me suis senti si mal avec les autres enfants, je me sentais si différent
d’eux que je t’ai appelé en pleurs. La nuit même, tu es venu en voiture. Tu as
fais 400 kilomètres pour venir me sortir de l’enfer. Et on est rentrés
ensemble, en chantant. Tu m’as dit qu’un enfant ne doit jamais souffrir parce
que les jeunes années sont sacrées.
Tu sentais toujours mes cheveux et ma peau
en me disant que je sentais merveilleusement bon. Tu me disais toujours que
j’avais du talent, que j’étais beau, que j’étais un prince. Tu me caressais, me
touchais, me serrais dans tes bras. J’étais aimé. Le matin je frappais à ta
porte et je courrais me glisser dans ton lit près de toi pour que tu me serres
dans tes bras. Avec ma tête sur ta poitrine, j’écoutais ta respiration et ton coeur
battre. Puis nous avions l’habitude de petit-déjeuner dans un café en face de
la maison et tu me parlais de livres, de films, de découvertes que tu avais
fait, de nouvelles idées spirituelles auxquelles tu avais pensé.
En ce moment même je pleure d’émotion parce
que je n’ai jamais pris le temps de te dire tout cela. Tu es un père
merveilleux. Mes larmes coulent, mais ces larmes sont des gouttes d’amour.
Tu m’as toujours emmené avec toi à tes
conférences, tes séminaires, je t’ai vu soigner les gens, leur donner le
sourire, calmer leurs peurs. Nous avons travaillé ensemble au théâtre, au
cinéma, sur mes chansons. Comme c’est magnifique de pouvoir créer quelque chose
en famille.
Quand j’ai eu des doutes, tu as toujours
été là. Tellement présent, que si tu n’étais pas à mes côtés aujourd’hui, je
pourrais toujours entendre ta voix dans mon esprit, me conseillant. Je t’ai
tatoué en moi, pour toujours.
Tu m’as sauvé Alejandro, de ce monde cruel,
de ce chaos qu’est la vie. Tu m’as montré le plus beau de tout. Tu m’as tenu
éloigné de toute pensée bourgeoise, de toute illusion, de toute pensée
religieuse. Tu m’as appris à ne pas me fixer de limites. Tu m’as enseigné que
je suis un homme libre. Libre de la folie des hommes, libre des guerres, des
peurs. Tu m’as appris que la réalité dans laquelle je vis n’est pas la seule
réalité, qu’il n’y a pas de limites, que mon horizon ne se limite pas à une
maison, un pays ou un monde mais qu’il est l’univers tout entier, l’infini.
Pourquoi m’as-tu fait peindre sur les murs
de ma chambre ? Je me le suis tellement demandé. Pourquoi me donner la liberté
de faire ce que je voulais ? J’ai compris que tu m’avais enseigné à créer, à
libérer mon esprit, à vivre sans contraintes, sans murs. Que ces murs étaient
illusoires, invisibles et qu’en les peignant je pouvais passer à travers eux.
Tu m’as appris à parler: ni trop, ni pas
assez, puis à mesurer le volume de ma voix, qu’elle soit une caresse pour les
autres. Tu m’as appris à respecter le champ énergétique, l’aura d’autrui. Tu m’as
appris à me fier aux arcanes du Tarot. Et tu m’as montré que les symboles sont
de l’art. Tu m’as appris que la vie est magique et que les miracles sont
partout. Tu m’as appris que Dieu est une énergie qui vit en nous et non un être
sévère crée par des écrivains. Tu m’as ouvert un compte à la librairie et grâce
à toi j’ai découvert la poésie. La Poésie ! Je me souviens que nous nous
asseyions sur la table de la salle à manger et que chacun lisait son poème.
Tu n’as jamais eu d’amis superflus, les
seules personnes qui entraient dans notre maison étaient celles que tu
souhaitais aider ou des personnes talentueuses. Des poètes, des philosophes,
des chanteurs, des médecins, des cordonniers, des saints, toutes sortes de
personnes mais riches d’esprit. Tu n’as jamais perdu ton temps dans des
discussions superficielles. Je ne t’ai jamais vu saoul ou drogué. Je t’ai
seulement vu développer ton esprit et ton talent d’une façon positive afin de
changer le monde et de lui apporter quelque chose.
Durant de nombreuses années, tu as eu le
sentiment d’être un écrivain raté et regarde ce que tu as fait. A l’âge de
soixante ans tu t’es libéré de ce sentiment, tu as publié plus de trente
livres. Aujourd’hui, alors que tu as quatre-vingt-six ans tu es un écrivain
avec un tel succès. Tout cela parce que tu crois en toi. Quel exemple tu es.
Combien de personnes ne croient pas en ce qu’elles sont et cherchent une issue,
incapables de voir que tout en elles est énergie vibrante depuis le premier
jour! Tout est en nous!
Tu m’as parlé de ce qu’est vieillir comme
de quelque chose de beau et grâce à toi j’apprécie chaque année qui passe sans
crainte de la mort. Grâce à toi je sais que tout est possible dans la vie,
n’importe quand.
Je vois l’amour dans tes yeux lorsque tu me
regardes. Tu m’as aimé et tellement donné que je t’aime sans limites. Tu as
crée l’être qui écrit en ce moment. Tu as crée l’amour que je te porte. Tu as
parfaitement appliqué cette phrase que tu as écrite et qui s’est révélée si
vraie : Ce que tu donnes, tu te le donnes à toi-même, ce que tu ne donnes pas,
tu te l’ôtes à toi-même.
Merci de me donner cette vie.
Ton fils Adan qui t’aime. »