Laisser la place,
un entretien de Douglas Harding avec Dominique Humbert pour la revue Terre du Ciel ( sur le blog de José Le Roy )
Vous avez fait une expérience très
particulière dans l’Himalaya à trente-deux ans. Que s’est-il passé ?
Douglas Harding : Il est vraiment difficile
de répondre à cette question parce que cela se passait il y a cinquante ans et
que c’est essentiellement une expérience du présent, une de celles qui
appartiennent à maintenant. Il n’y a pas de réfrigérateur ou de congélateur
dans lesquels on puisse la conserver. Par
conséquent il n’y a pas de souvenir de l’expérience : je me souviens très
clairement de l’Himalaya, de l’Everest et de la région, mais en ce qui concerne
l’expérience elle-même, il faut que je parte de ce que je vis maintenant et que
je le reporte en arrière lorsque j’avais trente-deux ans. Et puis, je n’ai pas
fait cette expérience pour la première fois dans l’Himalaya : il n’y a pas eu
de première fois, cette vision a toujours été là, simplement je n’en étais pas
vraiment conscient.
Pourquoi vous ?
Je crois que c’était la grâce de Dieu, ce
n’était pas dû aux mérites de Douglas. A cette époque, j’avais énormément
d’angoisse et en particulier une timidité maladive. La religion et la
psychologie ne m’apportaient aucune réponse, la psychanalyse était trop chère.
Je me suis dit : « Je suis coincé pour toute ma vie avec ma timidité maladive,
alors je laisse tomber. » J’ai accepté le désastre qu’était Douglas et je me
suis intéressé à ce que j’étais vraiment. Je me
suis alors retrouvé libre pour voir que le monde est merveilleux. J’ai vu
l’espace en moi et je me suis retrouvé sans tête. C’est ainsi que cela s’est
passé.
C’était vraiment un changement complet ?
Oui, un changement total. Il n’y a pas de
degré dans cette expérience.C‘est tout ou rien, c’est à 100% ou à 0% . Quelle est la différence, me direz-vous, entre la vision
ordinaire qui est réellement une illusion et la vision sans tête, c’est-à-dire
la vision centrée sur qui nous sommes vraiment ? C’est que l’on est conscient
non seulement de la scène devant soi mais aussi de celui qui voit, ici au
dedans. C’est un regard dans deux directions : en ce moment, je regarde en
face de moi et je vois le visage de mon amie Dominique, mais je regarde en même
temps en moi vers le dedans de façon continue; je
vois - je ne ressens pas, je ne pense pas - je vois l’absence ici dedans de
tout ce que je vois là en face de moi. Je vois des
yeux là, je n’en vois pas ici, je vois un nez là, je n’en vois pas ici, je vois
une bouche là, je n’en vois pas ici, etc... En fait, je n’analyse pas cela
comme ça : je vois Ce- qui-est-donné, espace et vacuité, là où l’on m’avait dit
que j’avais une tête.
Quelles en ont été les conséquences dans
votre vie ?
Cette vision a d’abord été très
intermittente, très occasionnelle. Ce n’est que lorsque j’eus décidé de lui
consacrer ma vie qu’elle est devenue permanente. En fait, ce qui est
extraordinaire, c’est que cela devint plutôt pire. Plus cette vision devenait
continue, sans changement, plus je la prenais au sérieux, plus je vouais ma vie
à qui je suis réellement, cet espace infini, cette conscience, et plus ce que
j’étais - que je nomme le petit Douglas - devenait absurde, digne de pitié, égoïste,
minable, irritable. Je ne pense pas que j’étais
pire, je crois que je le voyais davantage. En
même temps, je ne prenais plus ce personnage avec autant de sérieux mais plutôt
avec tolérance et amusement, il était irréel, c’était une image. Mais, vous savez, ma vie n’est pas du tout faite de celà. Ma vie
est dédiée à ceci, au-dedans, qui prend sur lui la souffrance du monde. La joie vient lorsque nous acceptons cette souffrance et la
traversons jusqu'à rejoindre ce que nous sommes vraiment, cet espace vibrant,
éveillé, merveilleux qui est paix, satisfaction et joie. Je ne sais pas ce qui
se passe pour vous, mais moi quand je regarde au-dedans ici et que je trouve
cette conscience JE SUIS, mon expérience est qu’elle n’a pas de commencement et
pas de fin. Pour moi, il n’y a pas d’interruption entre le crépuscule et l’aube
quand je dors. Vous pouvez me voir de l’extérieur et penser « Douglas est
endormi », mais d’ici, de l’intérieur c’est complètement différent. Ce n’est
pas surprenant car cette conscience est hors du temps. Lorsque je regarde en
moi, ce que je trouve est une non-chose, c’est-à-dire, un espace vide pour
accueillir les choses et là où il n’y a rien il ne peut pas y avoir de
changement ; il n’y a pas non plus de temps car le temps est une façon de
mesurer les changements.
Que reste-t-il des notions de bon et
mauvais ?
Ce qui arrive pour moi c’est que rien ne
souffre plus d’attraction ni de répulsion, rien ne réagit ni pour ni contre: je
remarque que certaines choses sont attirantes, d’autres repoussantes, ce sont
simplement des qualités qui appartiennent aux choses là-dehors. Nous nous
imaginons que lorsque nous verrons qui nous sommes, nous trouverons que tout
est absolument merveilleux. Ce n’est pas ce que j’expérimente. Voir qui vous
sommes vraiment ne transforme pas les choses de ce monde en une sorte de soupe
qui effacerait toutes les différences, au contraire, celles-ci sont
mises en lumière. Voir, c’est apprécier le monde tel qu’il est, tout recevoir
mais ne pas prétendre que tout est pareil. Ce sont ces différences qui sont
merveilleuses et qui font le charme de ce monde : même la laideur est
acceptable, mais c’est acceptable en tant que laid et non pas en tant que beau.
Quelle attitude adopter ?
Je vois la cruauté, je vois l’ignorance, je
vois la stupidité et je donne ma vie pour les réduire par tous les moyens
possibles. C’est pour cela que nous sommes là. Nous devons prendre la
responsabilité de tout ce qui se passe : parce que tout vient d’ici en nous, au
centre, nous ne pouvons pas nous séparer de la cruauté. Lorsque nous voyons qui nous sommes vraiment, il faut sortir dans
le monde et faire notre possible pour y apporter plus d’amour, de bonté et de
vérité par tous les moyens qui sont à notre disposition.
Pouvez-vous maintenant me permettre de dire
une ou deux choses qui inviteraient vos lecteurs à aller vers eux-mêmes ?
Voyez-vous, le danger serait que cet entretien ne concerne que l’expérience de
Douglas. Ce n’est pas l’essentiel, ce qui est important c’est l’expérience du
lecteur. Il faudrait lui demander de tourner son attention vers lui-même, vers
celui qui est en train de lire l’article : vous regardez un magazine pour
avoir une information sur ce qui est en vous, vous regardez à 50 cm de vous
pour chercher une information sur ce qui est à 0 cm de vous. Vous cherchez ce qui, aux dires des sages, n’a pas de limite, ce
qui est infini, immaculé, pur, vide et plein en même temps, ce qui est éveillé.
C’est totalement évident si vous regardez au bon endroit qui est celui à partir
duquel nous regardons habituellement - ce lieu ici où nous pensons que nous
avons une tête - au bon moment qui est maintenant, dans un esprit juste qui est
celui d’un enfant intelligent. Savoir quelque chose sur Douglas est un simple
divertissement. Ce qui est sérieux, c’est de permettre au lecteur de saisir et
c’est l’expérience qui le permet, pas simplement les mots.
Quelle expérience ?
Si le lecteur lit ces lignes imprimées,
regardons ce quelle peuvent lui révéler : le lecteur est espace pour ces signes
noirs sur le papier. Ils changent de ligne en ligne alors que le lecteur
continue à être espace dans lequel ils apparaissent. Vous voyez ces marques à 50 cm de vous et celui qui les voit est
ici à 0 cm de vous et il est l’espace dans lequel elle se trouvent.
Pour voir cela, il faut vraiment faire
l’expérience que je vais proposer et ne pas se contenter d’en lire une
description. Que le lecteur observe si, lorsqu’il lit ces lignes, il y a deux
espaces correspondant à ses deux yeux ou s’il y a juste un seul espace sans
aucune division. En d’autres termes, le lecteur regarde-t-il les lettres
imprimées à partir d’une fenêtre ouverte ou de deux fenêtre ouvertes ? Si vous
répondez une seule, vous avez saisi. Si vous êtes dans le doute, faites-ceci :
tenez la revue d’une main et de l’autre pointez d’abord vers elle avec votre
doigt. Ce qu’indique votre doigt, c’est un magazine, une chose. Maintenant,
vous pouvez tourner votre doigt à 180° et pointer vers vous le lecteur ; ici,
y-a-t-il une chose que désigne votre doigt, ou bien y-a-t-il un espace, vous le
lecteur, ce que vous êtes vraiment, vraiment ? Vous êtes vide pour les lettres
imprimées, les idées et la forme du magazine. Vous êtes espace, un espace sans
limite, absolument clair. Comment pourriez-vous contenir ces lettres s’il y
avait quelque chose en vous pour les écarter ? Comment pourriez-vous percevoir
cette page imprimée s’il y avait en vous quoi que ce soit pour la maintenir à
l’extérieur, autre chose qu’un espace vide pour l’accueillir ?
Je n’écris jamais un article sans proposer
au lecteur d’expérimenter, ainsi ce qu’il lit est réellement sur lui-même.
Douglas est accidentel, il est un instrument permettant au lecteur de pointer
vers qui il est vraiment. Mon travail n’est jamais de demander aux personnes
de me croire mais de tester ce que je dis, en renvoyant chacun à sa propre
autorité qui est sa propre expérience d’être lui-même maintenant. Je peux dire qui je suis, je ne peux pas dire aux autres qui ils
sont. Cela c’est à eux de le faire.
Cette expérience, vous en parlez comme de
quelque chose de facile à faire. Est-ce à la portée de tous ?
Dans les ateliers chacun peut voir, pourvu
qu’il fasse l’expérience avec attention et sincérité.
Bien sur, si l’on pense à autre chose, si
l’on me regarde au lieu de regarder ou je le demande, on ne fait pas vraiment
l’expérience. Chacun de ceux ou de celles qui font vraiment l’expérience la
saisissent, c’est très facile et totalement évident. C’est la chose la plus
évidente du monde, mais il y a une condition à remplir : il faut mettre de côté
mémoire, pensées et croyances. Il s’agit simplement de regarder et de voir. Certaines
personnes résistent : elles ont peur qu’il s’agisse d’une annihilation. C’est
tout à fait ça : c’est la mort mais aussi la vie immédiatement après, la mort
de la chose que nous imaginons en nous, et la résurrection. Par exemple, si
j’ai Catherine en face de moi, la seule façon de la recevoir c’est de mourir en
tant que Douglas et je ressuscite en tant que Catherine. De plus, comme on ne peut pas faire cette expérience de travers,
chaque fois que je la partage avec quelqu’un, même si celui-ci la rejette, il a
vu, fût-ce très brièvement. La graine est semée. C’est une semence de Dieu, et
toutes les semences divines sont de bonnes semences, ce n’est pas comme les
graines de pommier, de figuier ou de poirier, dont certaines sont bonnes et
d’autres mauvaises. Toutes les semences de Dieu sont bonnes.
Et susceptibles de germer un jour ?
Oui.
Voir est-il suffisant pour comprendre la
nécessité d’une pratique soutenue ?
Saisir l’expérience n’est pas assez, il
faut la prendre au sérieux et pratiquer, c’est cela l’important. Il est très
facile, très simple de voir, mais continuer à voir véritablement tout le temps
qui nous sommes exige de s’y consacrer avec une réelle patience, de la
persévérance et de l’énergie.
Comment pratiquer ?
La première chose que je peux faire est
celle-ci : quand j’ai quelqu’un en face de moi, qui que ce soit, au travail, à
la maison, n’importe où, lorsque j’ai un visage en face de moi, vais-je voir
la vérité : nous ne sommes pas un visage en face l’un de l’autre mais visage là
en face et espace ici en moi : je suis vide pour cette personne, je n’ai rien
pour rejeter cet ami, la situation est espace à visage. Vais-je voir la vérité ? Il est important de s’en souvenir. Bien
sûr, les relations aux autres deviendront plus faciles (surtout si j’étais
timide, nerveux ou facilement irritable) et j’apprécierai beaucoup plus leur
compagnie. Voici un autre rappel : dire la vérité lorsque je suis en voiture ou
lorsque je marche : l’espace que je suis est non seulement vide, vaste et clair
mais immobile, et c’est le paysage qui bouge. Tout le paysage bouge dans mon
immobilité.
Je pense que ces rappels sont d’un grand
secours au commencement, mais après un certain temps, il n’est plus nécessaire
de pratiquer cela. On a juste acquis une nouvelle habitude : être centré,
consciemment centré et ainsi demeurer dans le lieu que nous n’avons jamais
quitté. Ce n’est pas être extraordinaire, c’est simplement être ce que nous
sommes vraiment, être naturel. Certains y parviennent facilement, pour d’autres
cela prend un peu de temps.
Nous sommes construits ouverts pour les
autres et cette ouverture est infinie. Quand nous étions petits enfants, nous étions
ouverts, nous n’avions pas eu l’idée de nous fermer pour maintenir les autres
dehors. La condition humaine consiste à mettre
quelque chose à l’intérieur de soi pour empêcher le monde extérieur de rentrer
; mais si vous regardez véritablement ici au dedans, vous ne trouverez rien,
absolument rien qui puisse exclure le monde. Ce qui
est merveilleux, c’est que, indépendamment de ce que nous ressentons, quels que
soient nos sentiments, si horribles soient-ils, la vision de nous-mêmes en tant
qu’espace, vacuité est toujours à notre disposition . Au milieu des problèmes
du monde, au milieu de toutes les difficultés de la vie, la vision de notre
clarté est toujours disponible et peut nous aider beaucoup. Je pense que la
racine de tout ce qu’il y a de négatif dans le monde, c’est l’illusion : croire
que je suis une chose, construite fermée et non pas ouverte ; alors je me mets
à haïr et je suis avide. Mais si je me débarrasse de cette illusion que je suis
construit pour rejeter, construit pour l’avidité, la haine et la peur, je
commencerai à aimer.
Vous parlez un langage non religieux.
Comment vous situez-vous par rapport aux religions ?
Mon approche est, en effet, une approche
non religieuse et non psychologique. Cela lui donne
l’avantage d’être simple. Elle rejoint pourtant ce qui fait le cœur de toutes
les religions avec lesquelles je me sens en communion totale. Que disent-elles
? Ce que vous êtes réellement au contre, votre essence, la conscience qui
engendre le monde, le Je Suis qui est au cœur de toutes choses, celui qui est
plus moi-même que Douglas, qui est chez lui en moi, plus près de moi que tout
autre, celui-ci est traditionnellement infini, immaculé, clair et vide pour
tout le monde. Ainsi il est à la fois vide, totalement vide, infiniment
clair et aussi totalement rempli de notre univers sans exception. Il est hors du temps, éternel, immobile, calme et éveillé. Lorsque
je regarde en moi avec honnêteté, en abandonnant tout préjugé, ce que je trouve
a exactement ces caractéristiques et je suis cela.
Toutes les grandes traditions religieuses
nous disent qui nous sommes vraiment. Au centre de notre vie est la conscience
unique d’où procèdent toutes choses et c’est notre véritable identité. La
réponse à tous nos problèmes est de voir cela et de voir qui a le problème.
Voyons-le et tout s’éclairera peu à peu. Tout ce que nous avons à faire,
c’est de laisser la place."
et puis je rajoute une réponse à un commentaire de Philippe, Franck Terreaux :
Tu ne peux pas faire expérience de la
conscience pure, en fait, tu as dû faire
l'expérience d'un espace de vide pur, une sensation pure, un truc, un machin de
mystique quoi ! C'est pas cà la conscience pure, ta vraie nature, la
conscience pure n'est pas une expérience, ce n'est
même pas quelque chose même de très très très subtil que tu peux voir ou sentir
ou expérimenter.
La conscience pure est CELUI qui
expérimente ou CELA qui expérimente ton machin que tu prends a tort pour la conscience pure. Attention : nuance
entre celui qui voit et ce qui est vu. Peu importe ce que tu expérimente, cela
n'est pas la conscience pure parce que la conscience pure n'est pas quelque
chose d'expérimentable, si tu expérimente par exemple le vide ou la paix,
cela veut dire que tu n'es pas le vide ou la paix mais que tu étais là pour
voir et témoigner de la paix ou du vide. Croire
ensuite que la paix ou le vide est l'éveil est une erreur, c'est juste une
simple expérience passagère et qui bien souvent rend esclave même le chercheur
sincère...
Dans le sommeil profond, la conscience pure
est là qui voit l'absence de temps, d'espace et de choses, tu dis toi-même le
matin qu'il n'y avait rien dans le sommeil profond, c'est que tu as vu
l'absence de choses comme quand on éteint la lumiere, on ne voit rien mais on
est là. La conscience pure ou absolue comme je
l'appelle est donc au delà de l'espace-temps lui même...
J'ai quatre pieds, un ciel et pas de tête, est ce que c'est bien moi ? :
( photo Charles Cavanagh sur No-facebook )
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