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lundi 1 avril 2013

une ONG du Sud


La multinationale du développement

Né au Bangladesh, le BRAC est devenu la plus grande ONG du monde, avec 130 millions de bénéficiaires. Cette gigantesque organisation lance ses programmes comme une entreprise qui cherche à gagner des parts de marché.

Ci-dessous un article du Monde ( de Julien Buissous ) sur une ONG assez éloignée de ce qu'on imagine, une expérience très étonnante menée depuis le Bangladesh par Fazle Hasan Abed.
L'article, un peu long, n'est visible que dans l'édition abonnés du Monde.
Bonne lecture !   ( ici : l'article complet en pdf )


Fazle Hasan Abed


En plein coeur de Dacca, une tour en béton de 60 mètres de hauteur surplombe un vaste et plat bidonville. On entre dans ce bâtiment austère de 20 étages par des portiques de sécurité, comme dans le siège de n'importe quelle multinationale, sauf qu'ici l'ascenseur mène aux étages « éducation », « lutte contre le changement climatique » ou encore « programmes à destination des ultrapauvres ».

Le BRAC est la plus grande ONG du monde, avec près de 120 000 employés répartis dans dix pays, en Afrique et en Asie. Elle serait aussi la meilleure, d'après un classement publié en janvier par le magazine suisse Global Journal, qui a retenu pour son étude les critères de l'« impact », de l'« innovation » et de la « durabilité ». La réussite du BRAC, la voici : entre 1990 et 2010, l'espérance de vie a progressé au Bangladesh de dix ans et le taux de mortalité infantile y a diminué de moitié. Le taux de scolarisation des filles a, lui, doublé entre 2000 et 2005, passant à 90 %. Depuis sa création, en 1972, sous le nom de Bangladesh Rural Advancement Committee, cette organisation gigantesque, qui forme 1,1 million d'enfants par an dans ses 38 000 écoles et emploie 100 000 auxiliaires de santé dans les villages, a révolutionné l'approche du développement.

Son fondateur, Fazle Hasan Abed, habillé d'un élégant costume sombre à fines rayures, travaille au dernier étage de la tour, dans un bureau encombré de livres et de trophées. Son aventure dans le développement commence par la lecture de Pédagogie des opprimés (1970), écrit par le Brésilien Paulo Freire. « J'ai compris que le changement devait venir des habitants eux-mêmes et qu'il fallait pour cela les émanciper, leur donner confiance en eux-mêmes. Bref, qu'ils puissent devenir eux-mêmes les acteurs du changement », raconte Fazle Hasan Abed, en s'appuyant sur sa canne en bois verni.

La lutte contre la pauvreté doit donc d'abord s'attaquer aux inégalités et aux rigidités sociales qui empêchent le progrès. Au début des années 1970, Fazle Hasan Abed, aujourd'hui âgé de 76 ans, quitte son travail d'expert-comptable chez Shell, vend son petit appartement à Londres et commence à donner des cours du soir dans des villages puis à construire des écoles, sans pour autant devenir un révolutionnaire. Car il faut aussi de l'argent et créer des emplois pour lutter contre la pauvreté.

L'organisation qu'il a bâtie regroupe, entre autres entreprises, une banque, des élevages de poulets, une laiterie, des champs de thé et une société de services informatiques. Le tout génère près de 3 % du PNB du Bangladesh, mais les profits importent peu. Les entreprises sont là pour donner aux millions de fermiers et d'entrepreneurs un accès au marché. Une laiterie a été construite pour offrir un débouché aux éleveurs de vaches, et un laboratoire vétérinaire d'inséminations artificielles les aide à augmenter leur production de lait. Les profits ne servent pas à rémunérer des actionnaires, mais à financer les programmes de développement. C'est ainsi que les nuggets de poulet, les yaourts qui sortent des usines BRAC servent à former des hauts fonctionnaires ou à construire des écoles. Quatre-vingts pour cent des programmes de développement sont financés en interne. « Un gage de développement et de stabilité », se félicite Fazle Hasan Abed.

Rien, ou presque, n'échappe au BRAC : lutte contre la malnutrition, éducation, justice, adaptation aux changements climatiques, microcrédit, santé... ses services se superposent quasiment à ceux de l'Etat. Si le BRAC ne rend pas la justice, il offre en revanche les services d'avocats aux plus démunis pour qu'ils se rendent aux tribunaux.

Ainsi, par exemple, à trois heures de route de Dacca, dans le district de Kapasia. Assis dans une petite salle d'attente, un homme a encore les taches du sang de sa fille, laissées sur son sarong lorsqu'il l'a transportée à l'hôpital après qu'elle eut été violée par un voisin. « Je n'aurais probablement jamais eu le courage d'aller au tribunal sans l'aide du centre. Chaque fois que je me rends au tribunal, c'est une journée de travail et de l'argent de perdu, et puis surtout le conseil du village me menaçait de représailles si je portais plainte. » A ses côtés, une adolescente, qui dissimule son visage derrière son sari, est venue accompagnée de sa mère pour demander des conseils : « Mon mari me bat et réclame une dot supplémentaire. Dans le village, il n'y a personne pour me défendre et en tant que femme c'est difficile d'aller au tribunal. Alors le centre tente une médiation. »

Dans cette même région, beaucoup d'habitants sont partis travailler à l'étranger. Mais l'émigration est une entreprise risquée. Des intermédiaires vendent de faux visas, de faux passeports ou promettent des emplois contre de l'argent. Le BRAC a donc formé des habitants pour aider les villageois à se prémunir contre ces fraudes. Dans la cour d'un village, un homme au corps musculeux, un pagne noué autour des hanches, anime une réunion, assis en tailleur sur une natte. « Depuis que nous sommes unis, les intermédiaires n'osent pas nous arnaquer », se réjouit Fazlul Haque Sikder.

Les visas distribués aux candidats à l'émigration sont désormais automatiquement envoyés au bureau du BRAC, qui vérifie leur authenticité auprès des ambassades. « Ils sont à notre service, ils nous aident à nous organiser. Eux, au moins, ne sont pas comme les fonctionnaires qui ne viennent qu'une fois par an et qui, après nous avoir serré les mains, vont se les laver », grommelle un participant.

Ces propos font sursauter une des responsables du BRAC, qui l'interrompt, d'un air gêné : « Nous ne critiquons jamais le gouvernement. Nous sommes là pour l'aider. » Pour l'ONG, gérer la relation avec le gouvernement est un exercice délicat. Fazle Hasan Abed a construit son organisation comme on fonde une nation, au risque de faire ombrage aux partis politiques. Muhammad Yunus, l'un des inventeurs de la microfinance, l'a appris à ses dépens, puisqu'il a été démis de ses fonctions à la tête de la Grameen Bank en 2011 par le gouvernement, après qu'on lui eut prêté des intentions de se lancer en politique.

Fazle Hasan Abed sait qu'il y a une ligne jaune à ne pas franchir, mais n'entend pas pour autant se taire. Lorsque le gouvernement planche sur la construction de réacteurs nucléaires dans un pays aussi densément peuplé que le Bangladesh, il s'empare discrètement de la question : « On a beaucoup de gens derrière nous et, bien évidemment, si des décisions nous semblent inappropriées, nous le faisons savoir au gouvernement. » Plutôt que de faire concurrence aux fonctionnaires, le BRAC préfère d'ailleurs les former. L'organisation possède une université, qui les accueille pour de courts séminaires. « Nous les formons pour qu'ils ne deviennent pas des bureaucrates mais des professionnels du développement », justifie le professeur Ainun Nishat, le vice-recteur de l'université BRAC.

Le géant du développement lance ses programmes comme une entreprise chercherait à gagner des parts de marché, en partant des attentes et des besoins des communautés. Chaque projet pilote est testé, perfectionné, élagué. Les programmes sortent ensuite du BRAC comme d'une usine : à grande échelle. Avec près de 130 millions de bénéficiaires dans le monde, l'organisation a fait sien le slogan « big is necessary ».

La lutte contre la pauvreté passe surtout par l'innovation. « Il faut faire tomber les barrières entre les différents domaines d'activité », explique Maria May, qui a rejoint le laboratoire d'innovation sociale du BRAC à sa sortie d'Harvard. Après qu'un employé d'un centre d'aide juridique eut fait remarquer que les litiges fonciers conduisaient à de nombreux meurtres, des centaines de géomètres furent formés pour mesurer les terres. L'innovation consiste aussi à faire remonter les idées des bénéficiaires. C'est, par exemple, une villageoise qui a trouvé le meilleur moyen de conserver la température des oeufs pendant leur transport, en les enveloppant dans des feuilles de bananier. Les idées d'un bénéficiaire, démuni et sans éducation, valent autant, sinon mieux, que celles d'un expert en développement, descendu de son 4 x 4 luxueux.

Le BRAC, né dans un pays pauvre et fondé par un ancien expert-comptable, est très soucieux de la maîtrise de ses coûts. Dans ses écoles, les calendriers ont été conçus de manière qu'ils ne soient pas remplacés chaque année. Les salaires de ses employés ne représentent qu'une infime fraction de ce que touchent les expatriés d'autres ONG occidentales et ses véhicules ne sont pas aussi rutilants. « Plus on réduit les coûts, plus on peut faire de choses », dit simplement Asif Saleh, le directeur de la stratégie.

Le succès du BRAC sonne-t-il le glas d'un modèle de développement pensé et mis en oeuvre par les ONG occidentales ? Une organisation originaire du « Sud » est-elle mieux à même de contribuer au développement du Sud ? « La distinction entre le «Sud» et le «Nord» est artificielle, nuance Maria May. Ce qui compte avant tout, c'est d'engager un dialogue avec les populations locales pour trouver avec elles des solutions locales, en faisant fi des préjugés. » A l'étranger, les employés du BRAC sont rarement bangladais. Mais les origines de l'organisation sont parfois un atout. « Dans le sud de l'Afghanistan, en pleine zone de talibans, nous envoyons des filles à l'école. Les habitants nous font confiance car nous avons mis en place des comités de parents d'élèves auxquels nous présentons les cursus d'enseignement et parce que nous ne sommes pas occidentaux », reconnaît Asif Saleh.


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