Les changements d'état de la matière, un problème de mathématique pure ?
Un article de Cédric Villani ( Médaille Fields 2010, c'est à dire l'équivalent du prix Nobel pour les mathématiciens et bon vulgarisateur de sa discipline ) dans le Monde 14 Mars 2013
Poudreuse, molle, collante, lourde, dure, tôlée... La qualité de la neige a meublé les conversations des skieurs ces dernières semaines. Source de plaisir ou de gêne, les flocons de neige sont aussi une source d'émerveillement : depuis quatre cents ans, les infinies variations de leurs motifs symétriques ont fasciné les scientifiques, à commencer par Johannes Kepler et René Descartes, qui les ont observées à l'oeil nu, bien avant que la microscopie ne révèle pleinement leur beauté.
Aujourd'hui, c'est au tour de Kenneth Libbrecht, directeur du département de physique du California Institute of Technology (Caltech) : il étudie par des expériences soigneuses comment la forme des flocons dépend de la vitesse de cristallisation de la glace, qui elle-même est déterminée par de minimes variations de température, selon une loi physique découverte empiriquement il y a trois quarts de siècle, et toujours inexpliquée.
Mais les chutes de neige, de grêle ou de pluie nous interpellent aussi sur le phénomène des changements d'état, l'un des mystères les plus épais et les plus merveilleux de la physique classique. Un changement d'état n'est pas lié à une modification de la nature des particules qui le composent : un atome d'eau ou un atome de glace, c'est la même chose ! C'est seulement la nature statistique de la matière, faite d'innombrables particules, qui permet à ces différents états de se manifester. Et puis, quelque chose devrait nous stupéfier, si nous n'y étions si habitués : quand on fait varier la température ou la densité d'un corps, le changement se produit subitement et non progressivement - ainsi l'eau bout, à la pression d'une atmosphère, à la température de 100 degrés Celsius, ni plus ni moins.
Certes, l'eau est un liquide complexe, siège de nombreux phénomènes physico-chimiques. Mais, en 1957, Berni Alder et Thomas Everett Wainwright découvrirent, à la stupéfaction générale, que
même un gaz idéal, fait de microscopiques billes sphériques rebondissant les unes sur les autres, sans aucune propriété physique ou chimique notable, est sujet aux changements d'état : à basse densité, des billes en agitation sont désordonnées comme un fluide, mais, si l'on augmente progressivement la densité, arrive un moment précis où les billes se rangent spontanément selon un motif cristallin ! Du moins c'est ce que l'on croit observer, avec une précision qui ne laisse guère de place au doute, dans des simulations informatiques.
Ainsi le changement d'état est avant tout un problème mathématique... particulièrement rebelle cependant, puisque sa solution a résisté aux tentatives de tous ceux qui depuis les années 1960, à la suite des Roland Dobrushin, David Ruelle, Oscar Lanford ou Joel Lebowitz, s'y sont attaqués. Aujourd'hui, on ne sait toujours pas expliquer rigoureusement la cristallisation des liquides à basse température ! De quoi nous rappeler douloureusement que l'extraordinaire efficacité du monde mathématique à refléter la réalité n'a d'égale que notre extraordinaire difficulté à comprendre même les plus familiers des phénomènes qui nous entourent.
pour Aliocha,