une seule phrase, qui se déroule comme la mer, à lire d'une seule traite, à haute voix, à mi-voix
extraite des
cahiers de Malte Laurids Brigge, de Rainer Maria Rilke
traduction en français de Maurice Betz
Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes,
d’hommes
et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment
volent les oiseaux et
savoir quel mouvement font les petites fleurs en
s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des
régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on
voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne
s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât
lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (
c’était une joie faite pour un autre ), à des maladies d’enfance qui
commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves
transformations,
à des jours passés dans des chambres calmes et
contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des
mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec
toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout
cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont
aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal
d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se
refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté
assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les
bruits qui venaient par à-coups.
Et il ne suffit même pas d’avoir des
souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il
faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les
souvenirs ne sont pas encore cela.
Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en
nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se
distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une
heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.
merci Philippe