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dimanche 9 septembre 2012

le vide : un "je ne sais pas" ?




Je vous mets dans cet article un extrait du livre de Jean Bouchart d'Orval,  Reflets de la splendeur, le shivaisme tantrique du Cachemire. Ce livre fait une présentation du sivaisme du Cachemire, un courant de la pensée indienne tout à fait remarquable, représenté entre autres par le grand penseur Abhinavagupta ( Xème siècle ). Cette métaphysique et cet art de vivre très riches ne sont pratiquement pas connus en Occident, ni d'ailleurs en Inde. 
Le livre est assez érudit mais néanmoins très abordable pour une personne intéressée par le sujet. Cet extrait que je vous cite traite du vide ( ou des vides ? ), je le trouve particulièrement éclairant et il permet aussi il me semble d'entrevoir la subtilité extraordinaire de cette pensée. 
Certains concepts sont donnés avec leur nom en sanskrit. La Splendeur désigne le divin ( ou la Conscience ). Le système Krama est un courant du sivaïsme du Cachemire. C'est moi qui ai mis certains passages en caractère gras.

(p176)
L’état de veille tel que nous le vivons manque de clarté. La voie de retour vers la liberté-spontanéité de la Splendeur prend la forme d’un discernement, d’une clarté directe et puissante. Un discernement total et fulgurant n’est pas impossible pour tout être humain doté d’un système nerveux en bon état, mais cela demeure tout à fait exceptionnel. Chez la plupart, le discernement surgira plusieurs fois, à plusieurs niveaux, en des prises de conscience de plus en plus englobantes remontant en sens inverse le chemin de la manifestation. On comprendra que pour l’être qui voyait à tort des objets séparés, la réalisation qu’il n’en est rien prend d’abord la forme d’un retrait, d’un vide. Il en va de même quand se dissout l’illusion d’une connaissance séparée puis plus tard, d’un sujet conscient. Chaque fois qu’on réalise que ce qu’on croyait bien réel ne l’est pas, un vide apparaît. Mais chaque fois, il s’avère que cette impression de vide était temporaire et non fondamentale. Comprendre ce mécanisme et bien saisir ce que veut dire le vide est la clé de la démarche proposée par le système Krama qu’on appelle la ronde des Kalis.
Le vide et la fonte des résidus
Pour les maîtres du shivaisme non duel du Cachemire le vide est toujours relatif. Abhinavagupta répugne à parler du vide et préfère toujours mettre l’accent sur la Conscience. Cela se comprend aisément, car le vide absolu n’existe pas. Peut-on dire que le vide existe s’il n’est pas connu ou reconnu ? Et s’il l’est, alors ce ne peut être le vide absolu, puisqu’il y a une Lumière consciente pour le connaître. Le Krama accepte la notion de vide, mais uniquement comme instrument pédagogique. Le vide apparaît au moment où nous réalisons la nature discontinue d’un monde que nous nous plaisions depuis toujours à imaginer continu. Il y a donc autant de niveaux de vide qu’il existe de niveau de croyance en ceci ou cela : monde objectif, monde notionnel et monde du sujet conscient.
La Lumière consciente ( La splendeur ou Siva ) est plénitude indifférenciée. Dans sa toute-puissante liberté elle se révèle en se niant – c’est à dire en se voilant elle-même – en tant que lumière indifférenciée. On appelle énergie d’illusion ( mayasakti ) ce pouvoir de recouvrement du soi qui suscite la diversité à l’intérieur de l’Unique. Mais cela est possible parce que la Lumière consciente n’est pas « quelque chose » en soi, parce qu’il n’y a tout simplement pas de choses. Ce vide absolu de choses et de catégories ( sunyatisunya, « le vide par dessus tout vide » ) permet la manifestation du monde qui demeure toujours une parfaite intériorité ( le Ein Sof de la Kabbale hébraïque )
(p177)
Mais le vide absolu est plus que l’absence de « choses » extérieures : il est dynamique.(..) La multiplicité du monde, en somme, est le signe même de la non-dualité, elle est sa conséquence, sa mise en œuvre, son déploiement. L’Incomparable se retire en tant qu’Incomparable, engendrant un vide fertile où fleurit le monde. Ce vide de choses joue un grand rôle dans la manifestation et il est tout aussi important dans le chemin de retour, celui de la libération de l’être humain.
Le vide est relatif, disions nous : il survient lorsque l’image qu’on se faisait de la réalité s’effondre. Comme la mémoire ne peut trouver dans ses fichiers aucun objet correspondant à ce retrait, les mots « rien » ou « vide » ( sunya ) sont utilisés. On peut en rester là : après avoir nommé cet état, on peut s’en déclarer satisfait. C’est ce que nous faisons la plupart du temps : emprunter le chemin battu et rebattu de l’affaissement de l’attention. Vide est le mot de la mémoire pour dire : « je ne sais pas ». Ce vide se présente à nous sans arrêt : à la fin d’une expérience agréable, à la fin d’une relation, à la perspective de la mort, quand une pensée nous quitte ou quand on délaisse un objet perçu. Bien que le vide s’offre à nous à chaque instant, la plupart du temps nous laissons passer l’occasion et nous nous ruons vers le prochain objet, la prochaine pensée ou le prochain projet pour meubler le vide qui menace de se creuser davantage si on s’y attarde.

Jean Bouchart d'Orval

1 commentaire:

jeanne a dit…

Quel superbe texte, sublime de verité que l'on n'ose pas toujours aborder....

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